Il y a cinq ans, un sniper éteignait la voix chaude de Wassyl Slipak promis au plus beau des avenirs lyriques. Le baryton ukrainien avait choisi par conviction le chemin de la guerre à celui des scènes opératiques. Il s’était engagé dans les forces pour défendre sa mère patrie en conflit armé contre la Russie pour le devenir de la Crimée.

Wassyl Slipak

Wassyl Slipak était considéré comme un chanteur prodige. A 32 ans, il avait pris une trentaine de rôle et était promis à une brillante carrière.

Premier décembre 1991. Il y a  30 ans, les députés ukrainiens ont adopté le choix du peuple de vouloir être indépendant, c’était au mois d’août. Sur la place, devant l’église Saint Michel en ce milieu du mois d’octobre 2021, l’armée expose ses matériels ; la Capitale fête les soldats cosaques. La musique militaire n’annonce pas la charge guerrière, elle se veut populaire avec un concert public où les cuivres et les bois s’accordent aux caisses claires et guitares électriques. La musique fait montre d’universalité et laisse oublier l’uniforme.
Les camions camouflés pris d’assaut par les enfants cachent à peine l’enceinte de l’église surmontée de son toit d’or. Son mur miroite, lance des éclats et joue avec le soleil. Des reflets appellent le regard. Quelques pas suffisent pour deviner cette façade de photos éclairée de chrysanthèmes et de roses rouges.

Un hommage vertical, allant de la terre au ciel, pour rappeler les martyrs de la guerre où des mères, des pères, des frères viennent se recueillir. Des photos enregistrées dans les téléphones mobiles s’ajoutent aux photos scellées, immuables éternelles au sourire figé. Il regarde couler les larmes.

Au milieu de plusieurs milliers de photo, une plaque sobre de Wallyl Slipak est apposée sur le mur des martyrs.

Chaque panneau découpe la guerre par année funeste: 2014, 2015,… 2021. En mois aussi, surtout au début de la guerre. D’autres panneaux sont prêts à accueillir d’autres noms, d’autres plaques. Le temps des morts au combat ne finit pas.

2014, le drame prend date dans l’Histoire de l’Ukraine, pays de passage entre l’est et l’ouest. Il faut revenir sept ans en arrière, glisser telle une ombre le long de ce mur funeste pour atteindre celui des morts d’avril à août 2016. Le chanteur est là au milieu d’anonymes, d’autres frères d’armes, tout comme lui engagés dans le combat pour chasser l’occupant. Wassyl Slipak et sa mèche cosaque se détache, à hauteur d’yeux : 20 décembre 1974-29 juin 2016. Ce qu’on peut lire sous son sourire. Oraison funèbre laconique. Celle du soldat de toutes les guerres.

Les barytons meurent sur scène, pas à la guerre. Wassyl Slipak en fait une exception, alors que le monde lyrique ouvert à l’international attendait un Escamillo, un Scarpia ou un Don Carlo, des personnages de fiction, pas un martyr de sang et de chair.

Les photos des martyrs d’une guerre qui a fait près de 10000 morts.

Ces anonymes aux côtés du chanteur rêvaient à un avenir pour leur pays certes, pour eux aussi. Celui de Wassyl Slipak était de revenir en France qui l’avait adopté 19 ans auparavant. Il voulait retrouver les émotions que lui procuraient la musique française, disait-il. Son nom de guerre n’était-il pas « Mythe », diminutif de Méphistophélès comme ce personnage du Faust de Gounod ? Ce rôle avait apporté la célébrité à ce baryton mort à 32 ans. Dès le début de la guerre Wassyl Slipak avait été aspiré par la flamme nationaliste, en fondant une association pour venir en aide aux enfants victimes de la guerre. Deux ans plus tard, il accrochait frac et costume de scène dans les vestiaires pour revêtir l’uniforme et devenir servant d’une mitrailleuse, allant au bout de ses convictions. Un jeu plus dramatique que n’importe quel rôle où l’on sait que sa vie ne tient qu’à la chance.
Mais voilà, sa destinée était autre. Les médailles posthumes et les sonneries aux morts de la nation reconnaissante ont remplacé les applaudissements du public.

Cinq ans sont passés. L’opéra perdait un de ses enfants prodiges.

L’Ukraine est toujours en guerre.

Bruno ALBERRO